Des Animaux et des Hommes #4 – Comme chercher le canard à trois pattes…

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Par Géraldine Roux | Le 12 juillet 2019 | Imprimés

Dans son premier discours sur l’Histoire naturelle, le naturaliste Buffon s’exclame, avec un zeste de mépris : « travaillant ainsi toute leur vie sur une même ligne et dans une fausse direction, et voulant tout ramener à leur point de vue particulier, ils se rétrécissent l’esprit, cessent de voir les objets tels qu’ils sont et finissent par embarrasser la science, à la charger du poids étranger de toutes leurs idées. » Telle est la manière dont la science moderne peut considérer le travail des naturalistes de la Renaissance dont Ulisse Aldrovandi (1522-1605) serait le représentant le plus exemplaire. La découverte des êtres de la nature ne repose-t-elle que sur la curiosité de celui qui observe ? Le monstre ou l’écart sert-il à renforcer la norme ou à la questionner ?

Ulisse Aldrovandi est un savant de la Renaissance au parcours assez atypique : né à Bologne, il devient notaire sans grande conviction et se consacre uniquement à l’étude des sciences à partir de la fin des années 1540. Passionné par la zoologie, principalement par l’ornithologie, et la médecine, il commence à mener des expériences de sélection d’espèces de plantes dans les années 1550 et pratique également des dissections anatomiques de cette époque jusqu’à la fin de sa vie. Marié une seconde fois en 1565, sa nouvelle femme l’assiste dans ses recherches, fait rare et notable à l’époque. Collectionneur plutôt compulsif, Aldrovandi lègue à sa mort un cabinet de curiosités de plus de 18 000 pièces ainsi qu’un herbier riche de plus de 7 000 échantillons.

Page de titre d’une édition de Bologne de « l’Histoire naturelle »d’Aldrovandi, parue en 1642. La Médiathèque Jacques Chirac de Troyes conserve exactement la même édition de cette Histoire naturelle. Photo Smithsonian Libraries

Son Histoire naturelle est une somme qui représente l’aboutissement de ses recherches. La médiathèque de Troyes en conserve neuf tomes issus de quatre éditions différentes, l’une parisienne et trois de Bologne, toutes en latin. Controversée, dès son vivant, son œuvre devient, au fil du temps, elle-même une curiosité scientifique tant par son gigantisme – 14 volumes in-folio et des milliers de pages – que par le caractère apparemment éclectique de ses « curiosités ». Pour les recenser, il s’appuie sur la vraisemblance, les fables, les légendes et la ressemblance, depuis le socle des textes des savants antiques, sans les remettre en question, dans le projet de composer l’ensemble exhaustif de tous les êtres de la nature, impossible par définition.

C’est peut-être là une des différences majeures entre la science telle que nous la connaissons et celle de la Renaissance. On ne change pas seulement de paradigme mais de texte. Pour la science d’aujourd’hui, le monde devient lui-même un texte à décrypter, par lui-même, alors que le microcosme de la Renaissance venait illustrer et éclairer les vérités des textes de l’Antiquité. Les monstres, on les montrait, on devait les révéler pour, par leur exemplarité singulière, illustrer les merveilles de la nature, à jamais incompréhensibles pour les hommes et préservant, paradoxalement par leur exposition, les mystères d’un monde clos.

Michel Foucault, dans les mots et les choses, explique : « Aldrovandi n’était ni meilleur ni pire observateur que Buffon ; il n’était pas plus crédule que lui, ni moins attaché à la fidélité du regard ou à la rationalité des choses. Simplement son regard n’était pas lié aux choses par le même système. Aldrovandi, lui, contemplait méticuleusement une nature qui était, de fond en comble, écrite. » Depuis ce système de pensée, lire le texte de la nature, entre science et merveilleux, n’est-ce pas au fond chercher le canard à trois pattes ?

Bibliographie – Pour en savoir (et en lire) plus

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